L’Innomable

Les asiles argentés luisent 

Sous le soleil | Tes yeux

D’écume s’écoulent et

L’aliénation est précise

Comme un ordre de marche

Militaire | Je pars ce soir

Sous le soleil obligatoire 

Du mois de février | Adieu 

Aux yeux de mer et de feu

Adieu | Europe balafrée 

Adieu| Ventres polaires 

Dévalés des hivers 

Adieu |Tes yeux d’écume 

Refluent sur le tarmac brisé

De l’aéroport militaire

Tu pleures | Tu dis :

L’Ukraine est envahie. 

L’Absente

Le soir du Réveillon

Le téléphone 

Ne sonne plus

Depuis que les morts

Se sont

Couchés dans le lit

Glacé

Des vivants

Depuis 

Qu’ils hantent

Le silence

De cette nuit

D’écumes et de magie

Usée.

Ton oncle 

Rit sous lui

D’un grand rire

D’égouts 

Dans cette nuit

Vidée 

De ses enchantements

Dans cette nuit

Privée

De la présence

Chaude

De ta grand-mère

Disparue

Cet été.

Didier Mouron, L’Absente, mine de plomb, 2021.

Smood ou le destin de pierre

Le soleil ne lui réchauffait pas les mains, le soleil n’était qu’un point blanc planté dans l’horizon des immeubles, le soleil était inutile et menteur, la livreuse pédalait depuis des heures, elle souriait aux restaurateurs, elle souriait aux clients, son sourire était une crevasse, son visage était un désastre, elle était épuisée, elle était gelée, ses conditions salariales avaient l’inexorabilité du destin, 

la responsable du marketing avait dit qu’elle ne pouvait rien faire, le faire était tombé hors du pouvoir, le faire n’était plus arrimé qu’aux convulsions naturelles du marché, aux secousses, aux catastrophes, aux éruptions, la responsable du marketing avait dit que les choses pourraient être pires, il y avait des entreprises où les choses étaient pires, il y avait des pays où les choses étaient pires, il y a avait eu des époques où les choses étaient pire,

ses conditions de travail gisaient sur la ligne de l’horizon, au-dessus des immeubles, au-dessous du soleil, la culture d’entreprise était devenue une nature d’entreprise, les paroles de la responsable du marketing étaient aussi inutiles que le soleil, aussi inexorables que le soleil, aussi menteuses que le soleil, la livreuse pédalait le long des rues, le long des enseignes, entre les automobilistes lassés, parmi les piétons pressés, 

son corps était frigorifié par le vent de novembre, par le manque de sommeil, par le manque de soleil, par les paroles de la responsable du marketing, son destin de pierre roulait sur son corps, son destin de pierre écrasait son visage, son visage était un accident, ses lèvres étaient un accident, une balafre, une plaie, son corps était au bord de la rupture, la rupture du corps est le dernier recours du travailleur, la rupture du corps est la révolte naturalisée, 

la responsable du marketing avait cessé de parler, elle sentait la main de son professeur de yoga sur son ventre, la main amie, la main rassurante, la main électrique d’énergie, la responsable du marketing avait inspiré, elle avait expiré, elle avait songé avec délice que tout était une question de volonté, elle avait songé avec délice qu’elle était née du bon côté de la volonté, elle avait songé avec délice qu’elle habitait au dernier étage de l’immeuble, en-dessous du soleil, en-dessus du destin. 

Le Spleen du métaphysicien en string

La salle à boire était empuantie par les haleines lourdes d’alcool et de désespoir, par les haleines lourdes de vin aigre et de colère, par les haleines lourdes de bière blonde et de tempête, il y avait beaucoup d’hommes et quelques femmes, il y avait beaucoup d’hommes vieux, il y avait beaucoup d’hommes ivres, il y avait le métaphysicien à la retraite tout au fond de la salle, il baissait la tête, il ne se mêlait pas, il buvait lentement, on disait qu’il tenait les philosophies de Platon et d’Aristote pour deux psychologies étendues à l’explication du monde, on disait qu’il avait écrit des ouvrages dans lesquelles il conciliait les deux systèmes, on disait qu’il portait des sous-vêtements féminins sous son pantalon de velours brun, 

je m’étais assis à la table d’à côté, le patron s’était approché en titubant, il m’avait demandé mon pass, il avait dit qu’il emmerdait le pass, le métaphysicien à la retraite avait dit qu’il emmerdait aussi le pass, il avait cité La Boétie, il avait cité Montaigne, il avait cité Descartes, il avait roté, il s’était levé, il s’était assis à ma table, il m’avait dit je sais ce qu’on raconte sur moi, il m’avait dit tout ce qu’on raconte sur moi est vrai, il m’avait dit je ne supporte pas les ombres les aspérités les anfractuosités j’ai le sens des parois lisse et du beau et du vrai, il me parlait proche du visage, ses lèvres étaient humides, ses commissures moussaient, ses mains tremblaient, 

le patron m’avait apporté une bière, j’avais levé ma bière, le métaphysicien avait levé la sienne, le patron avait crié santé, nous avions bu en silence sans nous parler, sans nous regarder, nous avions bu en camarades, nous avions bu en philosophes, nous avions bu à la psychologie étendue de Platon, nous avions bu à la psychologie étendue d’Aristote, nous avions bu à la lingerie féminine qu’il portait sous son pantalon de velours, nous avions bu à l’amour de la beauté et de la vérité, 

les tables et les chaises de la salle à boire étaient imprégnées de bière, elles étaient colorées de toutes les teintes du spleen, elles étaient gonflées des larmes oubliées des buveurs morts et des buveurs à naître, elles étaient lourdes de promesses trahies, elles étaient lourdes des ivresses tristes, des ivresses silencieuses, des ivresses tournées vers l’intérieur, 

le métaphysicien en string m’avait dit qu’il avait aimé, le métaphysicien en string m’avait dit qu’il n’aimait plus, il avait eu des ivresses rieuses, tressautantes et légères, des ivresses palpitantes de mensonges enchantés, des ivresses bras dessus bras dessous, des ivresses d’amour et de vin doux, le métaphysicien en string m’avait dit qu’il ne buvait plus que par petites gorgées inquiètes, il ne buvait plus qu’avec la gorge serrée, qu’avec le cœur étreint, l’ivresse était devenue pour lui l’autre nom de l’angoisse, il avait cité Kierkegaard, il avait cité Chestov, il avait roté dans son poing, il avait m’avait dit au revoir, il était retourné à sa table. 

Vevey, le 6 novembre 2021.

Soutine, Grotesque – Autoportrait

L’adresse aux infirmières du politique d’extrême-centre

Il nouait sa cravate autour de son cou et il pensait à ce qu’il dirait tout à l’heure, quand il y aurait une foule attablée, quand il y aurait une foule familière, quand il dirait tout l’amour qu’il porte aux infirmières, quand il dirait combien leur travail est essentiel, il avait applaudi le soir, il avait chanté, il avait secoué des cloches, il avait failli se défenestrer parce qu’il était trop plein de vin, parce qu’il était trop plein d’amour, il avait changé sa photo de profil sur Facebook, il s’était désolé sur Twitter, il s’était désolé sur Instagram, 

il nouait sa cravate autour de son cou, il était pâle, il avait l’air épuisé, il avait l’air d’un pendu, il dirait qu’il aimait les infirmières, il dirait qu’il aimait les infirmiers, il dirait que rien n’était grand comme la médecine, il dirait aussi qu’il ne faut pas augmenter les salaires, il dirait aussi qu’il faut se contenter de gratifications à bien plaire, que c’était la porte ouverte à la planification, qui était la porte ouverte au socialisme, qui était la porte ouverte au totalitarisme, il avait trop de portes ouvertes, trop de risques de courants d’air, trop de tempêtes hostiles nées au creux de la nuit, le mieux que l’on pouvait faire était de ne rien faire, le plus grand service que l’on pouvait rendre aux infirmiers était de ne rien faire, il avait terminé de nouer sa cravate, 

sa femme lui avait dit qu’il était pâle, sa femme lui avait dit qu’un remontant lui ferait du bien, il avait bu un remontant, il avait bu un deuxième remontant, il l’avait embrassée sur le front, il avait pris la voiture, il avait préparé ce qu’il dirait à la foule, il connaissait par cœur les réseaux d’anaphores, les métaphores vicinales, les hyperboles définitives en forme de cul-de-sac, il connaissait à fond la géographie de l’idéologie, il avait arpenté chaque sous-bois, chaque repli, chaque contrefort, il avait cartographié toutes les aspérités, tous les recoins rebelles, chacune des zones d’effondrement, il possédait l’art de placer une pointe de son compas sur le fatalisme et l’autre sur le volontarisme, il possédait l’art de faire dessiner les cercles rassurants de la main invisible, le remontant lui avait redonné des couleurs,

il avait stationné sa voiture, il était entré dans la salle communale, il avait répété ce qu’il avait dit devant son miroir, il avait répété qu’il avait la passion des infirmiers, qu’il avait la passion des infirmières, il avait répété qu’il avait applaudi, qu’il avait hurlé, qu’il avait failli mourir de passion à sa fenêtre, il avait répété qu’on ne pouvait rien faire, il était triste qu’on ne puisse rien faire, il était désolé qu’on ne puisse rien faire, il aurait préféré mourir en bas de sa fenêtre, il aurait préféré avoir le crâne fracassé contre le trottoir, il avait fait semblant de pleurer, la foule l’avait trouvé très digne, très habité, il avait bu encore un remontant, puis un de plus, puis encore un, il s’était fait retirer le permis en rentrant. 

L’Organisation de l’oubli

Ce sont les souvenirs qui font le monde tranchant, disais-tu, en te léchant le doigt là où tu avais saigné, nous avions terminés la première bouteille de vin, nous avions commandé la deuxième, tu parlais de plus en plus fort, tu gesticulais de plus en plus, ta voix était de plus en plus criarde, aiguë, hantée, ta tête menaçait de heurter contre le mur, tu te blessais de plus en plus souvent, tu saignais de plus en plus souvent, ce sont les souvenirs qui changent le monde en piège, disais-tu, le serveur avait amené la deuxième bouteille et repris la première,

nous avions fait un effort pour parler du temps qu’il faisait, de la prochaine échéance électorale, de la troisième dose du vaccin, d’un roman que j’avais lu, d’un roman que tu pensais écrire, que tu ne trouvais pas le temps d’écrire, ni le courage, ni la motivation, ni l’envie, les livres sont si nombreux qu’ils se dévorent entre eux, disais-tu, tu craignais l’amoncèlement des œuvres, la disparition des œuvres par l’amoncèlement, tu n’avais pas envie d’écrire un roman de plus, tu n’avais pas envie de participer à l’accumulation, tu n’avais pas envie de participer à la frénésie des rentrées littéraires, tu n’avais pas envie de disparaître sur la table des libraires, de te confondre, de t’oublier, les rentrées littéraires organisent la disparition des auteurs, disais-tu, tu avais fait tomber ton verre de vin, 

le serveur avait accouru, tu t’étais excusée, tu avais dit que tu avais trop bu, il avait grommelé que nous étions des ivrognes, que nous étions des connards, qu’il voulait se coucher, tu lui avais répondu que nous n’avions pas terminé, que nous boirions encore, que nous boirions jusqu’au matin, que nous boirions jusqu’à la chute, jusqu’à la blessure, jusqu’à l’oubli, le serveur avait fermé sa gueule,

nous avions parlé ce soir-là comme nous parlions quand nous nous retrouvions, quand nous reprenions nos anciens costumes, quand nous reprenions nos anciennes mimiques, quand nous refaisions notre monde en paroles faute d’avoir su le faire en actes, tu m’avais dit qu’écrire ne t’intéressait plus, qu’il y avait trop d’écrivains, qu’il y avait trop de romans, chaque livre organisait l’oubli des autres, chaque livre organisait la disparition des autres, les tables des libraires ployaient sous l’accumulation, les tables des libraires s’effondraient,

tu étais tombée en arrière, tu t’étais blessée à la tête, tu avais dit que tu n’avais pas mal, tu avais dit que ta tête était plus dure que le mur, le serveur nous avait demandé de sortir, tu avais dit au serveur d’aller se faire foutre, le serveur avait insisté, nous étions sortis, nous avions gonflé la nuit de nos éclats et de nos rires. 

Image : Hicham Berrada, 2007.

Sartre et le khôl qui coule

Elle disait qu’elle n’avait le temps de choisir, elle disait que le temps ne lui appartenait plus, elle disait que ses journées appartenaient à son patron, elle disait que ses soirées appartenaient à sa famille, elle disait que ses nuits appartenaient à son corps qui était le point d’intersection entre sa famille et son patron, son corps qui était la table des négociations entre sa famille et son patron, ils négociaient sans elle, ils prenaient des décisions sans elle, elle n’avait pas le temps de choisir dans l’angoisse, elle n’avait pas le temps d’être responsable de son existence, 

elle disait que l’existentialisme était la philosophie de ceux qui ont le temps, elle disait que l’existentialisme était la philosophie de ceux qui boivent des cafés crème et des bocks et des cocktails à l’abricot, elle disait qu’entre L’Être et le néant et La Critique de la Raison dialectique Sartre avait rencontré les masses qui n’ont pas le temps, les ouvriers qui n’ont pas le temps, les colonisés qui n’ont pas le temps, sauf le temps qu’on leur impose de l’extérieur, c’est-à-dire la cadence, c’est-à-dire le temps mystifié, c’est-à-dire le temps réifié, elle disait que ces masses n’ont ni le temps ni le choix, elle disait qu’elle n’avait ni le temps ni le choix, elle disait qu’elle était fatiguée, elle pleurait le soir, 

ses larmes faisaient couler son maquillage, je la trouvais belle, elle ne se trouvait pas belle, elle disait que la beauté était fille du temps, elle disait que lorsque le temps se change en cadence la beauté disparaît, elle disait que le monde de la cadence était un monde sans beauté, un monde sans angoisse, un monde sans humanité, elle disait que son maquillage lui permettait de croire qu’elle était quelqu’un d’autre, qu’elle jouait un rôle, qu’elle jouait un autre personnage que le sien, son maquillage la tirait du côté du théâtre, c’est-à-dire du côté de l’art et du temps, 

nous nous sommes vus deux fois, la première fois nous avons fait l’amour, la deuxième fois nous n’avons pas fait l’amour, nous nous sommes à peine touchés, nous nous sommes à peine parlés, tu existais à peine, peut-être que je t’ai inventée, tu disais que j’avais trop de temps, trop de loisirs, trop de pensées, tu disais que je passais mon temps à inventer des mondes, à inventer des femmes, à inventer des figures fatiguées – des visages de femme dont le khôl a coulé.  

Photo : Haïk Kocharian.

Portrait embué de l’onaniste dialectique

Il portait des costumes trop grands pour lui, il portait des rêves trop grands pour lui, seules ses déceptions étaient taillées sur mesure, il disait qu’il suffisait de vouloir, il disait que tout était foutu, il était volontariste comme un coach de vie et fataliste comme un auteur de tragédie, il oscillait entre les deux systèmes, il était déchiré entre les deux systèmes, ses échecs lui semblaient tantôt l’effet de puissances qui le dépassaient, tantôt l’effet de son propre manque de volonté, il avait tantôt des bouffées de haine contre lui-même, tantôt des bouffées de haine contre le monde, 

il buvait des alcools rares et toxiques, il se déchirait dans les brumes, il s’annulait dans l’ivresse, il passait ses samedis au lit, il passait ses dimanches au lit, il mangeait de la charcuterie à mêmes les draps, il mangeait du fromage à même les draps, il se masturbait en pensant à aux femmes qui n’avaient pas voulu de lui, il se masturbait en pensant aux nuits d’amour qu’il n’avait pas vécues, il se masturbait en pensant à tous les fantasmes qu’il n’avait pas réalisés, 

il citait des développeurs personnels, il citait des tiktokeurs inspirants, il se persuadait qu’il n’avait pas voulu assez fort, il se persuadait qu’il avait merdé dans sa mindmap, il se persuadait qu’il n’avait pas assez travaillé sur lui-même, pas assez consenti, pas assez courbé l’échine, il entrait alors en guerre contre lui-même, il se faisait un jihad impitoyable, il se masturbait en pensant à ses défauts, il se masturbait en pensant que les autres étaient plus grands, que les autres étaient plus beaux, que les autres étaient mieux entretenus, que les autres allaient au fitness plusieurs fois par semaine, que les autres avaient une volonté de fer, 

il venait dans un mouchoir en papier, il mangeait de la charcuterie, il mangeait du fromage, il mangeait des raviolis, il pensait à l’horreur de l’espèce humaine, il pensait aux faiblesses de l’espèce humaine, il pensait que l’homme resterait l’homme, que les femmes resteraient les femmes, que le monde resterait le monde, que le réel resterait le réel, il s’abandonnait au fatalisme et à la charcuterie, à la tragédie et au bleu d’Auvergne, il avait des pensées noires, définitives et consolantes, il méditait sur le péché, il méditait sur la condition humaine, il feuilletait Sophocle, il ouvrait une boîte de raviolis de la Migros, 

il s’endormait quelques minutes dans son costume trop grand, sur le lit de ses rêves déchirés, sur le lit de ses rêves reprisés, sur le lit de ses rêves mités, sur le lit de ses rêves limités, il s’endormait quelques minutes et il se réveillait ivre et triste, hésitant entre le jambon de pays et le bleu d’Auvergne, hésitant entre le volontarisme impuissant et le fatalisme stérile. 

Vevey, le 20.09.2021

Manon Pellan / Ghost 7 / 2021

L’Adieu d’Apollinaire

Les réseaux bourdonnaient de la vaginoplastie d’une candidate de téléréalité, les Talibans avaient repris Kaboul, New-York était inondée, je lisais un poème d’Apollinaire, il y était question de guerriers orientaux et d’épées effilées à la pointe du cœur, il y était question de Christ et d’avions, il y était question de nostalgie et d’oiseaux, derrière moi une femme ourlait de rire, elle avait le gosier retourné, son cocktail lui coulait sur les seins, elle disait qu’elle n’était pas la dupe des puissances occultes, elle disait qu’elle avait une chienne nommée Joséphine, elle disait qu’on fusillerait les collaborateurs, 

Apollinaire disait la mélancolie qui s’écoule, la mélancolie qui s’envole, la mélancolie qui palpite quelque part entre mes yeux et les tiens, les réseaux bourdonnaient des déclarations du Conseil fédéral, les Talibans avaient formé un gouvernement inclusif et battaient les femmes, nous avions battu un nouveau record de chaleur, « même pas vrai » clamait la femme, « je ne les crois plus » clamait la femme, « ils m’en ont trop fait » clamait la femme, et elle ourlait encore de rire et elle se tapait sur les cuisses,

Apollinaire disait ton absence dans les rues de Paris, ton absence dans le ciel amer et dans la mer recommencée, nous fêtions les vingt ans de la mort de Massoud, les vingt ans de l’apocalypse de New-York, les vingt ans des guerres que l’on ne peut ni gagner ni perdre, les vingt ans lourds de lumière, les vingt ans électriques et nauséeux, la femme avait le rire gras et triste, le rire des grandes catastrophes, le rire qui nous soulève dans le deuil et la séparation, Apollinaire prononçait l’adieu bref des grandes circonstances, il refermait ton cœur avec ses doigts, il refermait nos souvenirs avec ses doigts, nous trinquions avec du mauvais alcool une dernière fois, la femme arrivait à la fin de son rire, nous arrivions à la fin de l’été. 

Nick Turpin, Londres, 2017.

La Fin de l’école de recrues

Les militaires ouvraient des bières, c’étaient des enfants armés, c’étaient des enfants ivres, ils avaient des renvois fauves et des hoquets humides, ils étaient la hantise des pendulaires, ils étaient la hantise des contrôleurs, ils se prenaient en photo et ils se filmaient, l’Armée suisse était le filtre Instagram le plus cher du monde, ils riaient et ils se tapaient sur les cuisses, ils étaient rouges de soleil, ils étaient étourdis par l’alcool, la drogue et l’uniforme, ils jouaient à être des hommes, ils se tenaient sur le seuil de l’âge adulte, ils hésitaient entre les mondes, ils n’étaient pas pressés d’échanger leur kaki contre les uniformes bariolés de la production contemporaine, ils n’étaient pas pressés de retourner à leur famille, à leurs études, à leur travail, ils auraient bien picolé encore dans le couloir du train, entre Thun et Olten, entre Yverdon et Genève, ils ne voulaient plus redescendre, ils ne voulaient plus quitter le cocon viril et tendre de l’école de recrue, 

ils avaient appris à se battre, ils avaient appris à ramper, ils avaient appris que les ordres n’étaient pas plus absurdes que ceux qui les prononçaient, que ceux qui les prononçaient n’étaient pas plus absurdes que le monde qui les rendait possible, ils y avaient appris qu’il n’y a pas plus de bêtise dans une caserne que dans une entreprise, pas plus de cruauté que dans un bloc d’habitations, l’armée n’est que la caricature de la société civile, la société civile s’annonce sur le mode de la comédie, l’armée sur celui de la farce, les rires sont plus gras, les gestes plus obscènes, les caractères sont des stéréotypes, les répliques sont répétitives, 

je portais mon uniforme de la Protection Civile, nous avions échangé des insultes, des grivoiseries et des canettes de bière, nous nous étions faits une accolade confraternelle, nous avions disputé une partie de cartes, nous avions bu encore, nous étions une vingtaine d’hommes étalés dans le couloir du train, nous avions chanté des chansons paillardes, nous avions chanté l’hymne national, nous avions eu des haut-le-cœur, nous avions eu des vertiges, nous avions dit du mal des gradés, 

beaucoup disaient qu’ils n’avaient pas envie de retrouver la vie civile, boire par terre dans un train était préférable à la vie civile, la vie civile était plus abrutissante que la vie militaire, elle plaçait au service du capital les forces vives que l’armée débauchait au service de la patrie, c’étaient deux aliénations concurrentes, c’étaient deux manières de se renier et de se perdre, autant valait rire avec les camarades, autant valait être ivre au milieu de la journée, autant valait ramper dans la boue, autant valait écouter les ordres des gradés, autant valait jouer aux cartes, les cartes mentaient moins que les hommes, 

nous étions arrivés en bout de ligne, nous titubions sur le quai, nous avions des hoquets de nostalgie, nous nous tombions sans arrêt dans les bras, c’était un jour d’automne, il faisait beau, les femmes étaient belles, nous terminions notre farce en musique, nous terminions notre farce en chansons, nous esquissions des pas de danse, nous dégueulions sur les petites vieilles, ils disaient adieu aux armes, aux ordres, à l’uniforme, ils disaient adieu à la joie, ils disaient adieu à l’enfance. 

Vevey, le 31 août 2021.